L'affaire Ranucci
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L' "Affaire" Ranucci
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  LE CONTEXTE (page 2 sur 2)

Jusqu’en juillet 1976, l’affaire Patrick Henry exercera une influence capitale sur le cas Ranucci. Lors du procès, l’accusation et la défense l’évoqueront à plusieurs reprises. Rappelons aussi que l’arrestation de Patrick Henry aura lieu seulement quatre jours avant l’ouverture du procès de Christian Ranucci. Lors des plaidoiries, Paul Lombard évoquera l’affaire en mentionnant « les événements récents qui ont fait perdre la raison à tout le monde. » Il faut dire qu’en ces premiers mois de l’année 1976, l’affaire prend des proportions considérables. Après la découverte du corps du petit Philippe, un déferlement de haine contre le meurtrier balaye la France. Le ministre de l’Equipement, Robert Galley, qui était aussi maire de Troyes, se déclare aussitôt après l’arrestation d’Henry « solidaire de la population [troyenne] pour réclamer une justice exemplaire. » Michel Poniatowski, ami intime du président Giscard, renchérit : « Si j’étais juré, je me prononcerais pour la peine de mort. »

La plupart des médias ne sont pas en reste. Robert Badinter rappelle qu’au journal de 13 heures du 17 février, diffusé sur TF1, Yves Mourousi déclare pour commenter les images de Patrick Henry : « Salaud : c’est le mot qui a été employé. Et vous venez d’en voir un sur votre écran. » La performance de Roger Gicquel, lors du 20 heures, est elle aussi restée célèbre. Entre les larges témoignages des parents du petit Philippe et les déclarations maladroites de l’inculpé, qui s’est déclaré favorable à la peine de mort pour un tel crime, le présentateur lâche le célèbre « La France a peur. » Le lendemain de l’enterrement, le Petit Parisien lance un grand débat sur la peine de mort. Le journal, qui a reçu près de 80.000 réponses, publie les résultats en première page : 99% des lecteurs sont favorables à la peine capitale. A Troyes, une pétition pour la peine de mort trouve même un certain écho dans la population. Les voix qui s’élèvent contre ce que Badinter nomme à juste titre un « lynchage médiatique » sont alors relativement peu nombreuses (quelques journaux comme Le Monde, La Croix ou Libération dénoncent les risques d’une Justice expéditive). D’autant que la gauche privilégie la perspective des élections cantonales de mars 1976 et ne souhaite pas aller contre l’opinion commune dans un tel climat de quasi-unanimité. L’émotion, très forte à Marseille, où le sentiment de vengeance est palpable, est aussi présente dans le reste du pays. A l’époque, les sondages laissent penser que les trois-quarts de l’opinion pourraient être favorables au maintien de la peine capitale.

Après la condamnation de Ranucci, le 10 mars 1976, la grâce reste l’ultime porte de sortie. Mais là aussi, le contexte ne joue pas en la faveur du condamné. Le 22 avril 1976, le président Giscard d’Estaing affirme dans une conférence de presse qu’il ne peut s’attaquer au problème de la peine de mort avant que « la vague de criminalité ne soit retombée. » Elu sans véritable majorité, sa marge de manœuvre politique est réduite, d’autant que son gouvernement, on l’a vu, est hostile à toute démarche abolitionniste. Le contexte économique (l’inflation à deux chiffres existe depuis janvier 1974, et la même année voit le nombre de chômeurs augmenter de 420 000) ne l’incite pas non plus à prendre cette décision qui suscite globalement le ressentiment de l’opinion. S’il tente bien de faire abstraction des passions entourant ce débat, afin de prendre une décision « objective », celles-ci le rattrapent, quand, dans son bureau de l’Elysée, il reçoit une lettre de la mère de Marie-Dolorès Rambla. Le recours en grâce est rejeté. Dans ses Mémoires, Giscard admettra laconiquement « avoir laissé la Justice faire son travail. » Etrangement, la semaine qui suit l’exécution de Ranucci, Giscard accorde pourtant la grâce à Moussa Benzarha, un ancien harki qui avait été condamné pour avoir assassiné une octogénaire. Le lendemain, France-Soir s’interrogeait : « Deux poids, deux mesures, une loterie ? » D’ailleurs, les condamnations à mort se multiplient : le 23 juin, Keller et Hornack, meurtriers d’un auto-stoppeur britannique, sont condamnés à la peine capitale. Début juillet, Carrein est condamné à mort pour le meurtre d’une fillette dans le Pas-de-Calais. Ces revirements soulignent en tout cas une nouvelle fois la part d’aléatoire, d’incertitude et d’irrationnel dans cette affaire.

Mais le contexte de l’affaire rejoint aussi ceux d’une Justice et d’une police discréditées.
L’assassinat à Bruay-en-Artois de Brigitte Dewèvre, en avril 1972, a été l’une des affaires criminelles les plus médiatisées du siècle dernier. La personnalité de la victime, fille de mineur, et celle de Pierre Leroy, un notaire lié aux Houillères vers qui se porteront les premiers soupçons, donneront à cette affaire l’aspect d’un affrontement de classes qui passionnera la France. Le dessaisissement du juge Pascal et le peu d’empressement que manifestera la Justice à élucider le mystère nourriront la polémique sur les « protections » au plus haut niveau de l’appareil judiciaire et politique dont aurait profité le notable. Celui-ci bénéficiera finalement d’un non-lieu. L'affaire de Bruay-en-Artois restera pour les soixante-huitards ce que fut l'affaire Dreyfus pour la droite française : le notaire était coupable parce que bourgeois, comme Dreyfus était coupable parce que juif. C'est Sartre, affolé, qui mit un terme à cette dérive. La Justice ne sortira pas indemne de cette affaire : elle doit donc se montrer rapide, voire impitoyable lors des affaires suivantes.

Mais l’affaire Ranucci vient aussi à point pour redorer le blason de la police marseillaise. Deux citoyens britanniques (John Cartland et son fils Jeremy) rentrent de leurs vacances en Espagne et décident de s’arrêter près de Pellissane pour y dormir dans leur caravane. Un automobiliste arrive quelques heures plus tard et voit la caravane en flammes. Le père est tué ; le fils, seulement blessé. Ce dernier explique que des agresseurs inconnus auraient perpétré cet acte. La police, ainsi que le juge d’instruction, croient fermement au parricide. Maître Lombard, l’avocat de Jeremy, le fait se constituer partie civile. Jeremy Cartland décide d’être jugé dans son pays, et au cours de l’enquête parallèle au transfert du dossier, la police marseillaise trouve un bon nombre de preuves qui laissent à penser que celui qu’elle croyait coupable est en fait innocent. S’en suivent de nombreuses critiques qui mettent autant en exergue les carences du travail de la police marseillaise que les faiblesses de la justice inquisitoriale « à la française ».

Enfin, rappelons que les années 1970 sont aussi celles d’une certaine évolution de la presse, peu soucieuse du respect à la présomption d’innocence. Le 6 Juin 1974, Le Soir, Le Méridional, La Marseillaise font part de leur indignation et clament déjà la mise à mort de Ranucci, au nom de l’opinion publique. Pour Perrault, une nouvelle étape pour la presse : la pression constante sur l’instruction et le déroulement de l’enquête. Quand la thèse de la culpabilité de Ranucci vacille (témoignage de Jean, pull-over rouge, précisions de Spinelli…), la presse veille pour empêcher la remise en liberté, enterrée par le témoignage des époux Aubert. Elle profite aussi du comportement parfois maladroit de Ranucci pour s’acharner sur lui.

L’Affaire Ranucci survient donc au sein d’un climat d’intransigeance totale vis-à-vis des personnes présumées coupables de crimes graves, déclenché en partie par le drame de Clairvaux, et alimenté par la multiplication des crimes graves (« la vague de violence » dont parlera Giscard). Les contextes politique et économique réduisent alors à peau de chagrin les velléités réformatrices du président Giscard et l’Affaire Patrick Henry finit de monter l’opinion contre « les tueurs d’enfants. » La presse, le gouvernement et l’opinion réclament alors dans un sentiment d’unanimité l’exécution des coupables. Une exécution qui, dans le contexte précis de l’époque, satisfait aussi la Justice et la Police, en quête de rachat.

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© Association Affaire Ranucci : pourquoi réviser ? Association régie par la loi du 1er juillet 1901
Numéro de parution 20020004, le 26 janvier 2002