L'ENQUETE
Christian Ranucci est arrêté et placé
en garde à vue. Il est soupçonné du meurtre de Marie-Dolorès
Rambla. La petite fille a été poignardée à de multiples reprises
mais n’a pas subi de violences sexuelles. Ranucci reconnaît avoir
eu un accident de la circulation, mais nie farouchement toute
implication dans l’enlèvement et le crime. Il déclare s’être
arrêté environ un kilomètre après son accident pour réparer une
roue qui frottait contre la carrosserie. Une fois sa réparation
effectuée, il s’est retrouvé embourbé et a demandé à des personnes
proches de l’aider à sortir.
Les policiers se trouvent confrontés à
un premier problème : Christian Ranucci possède un coupé
Peugeot 304, alors que la voiture ayant été utilisée pour
l’enlèvement est une Simca 1100. S’il est vrai que les deux
véhicules peuvent se ressembler, Eugène Spinelli, carrossier de
profession, est certain d’avoir vu une Simca. Il se trompe
d’autant moins qu’un coupé Peugeot possède uniquement deux portes
à l’avant, alors qu’une Simca 1100 est une voiture à quatre
portes.
La police de Marseille reprend le
dossier et c’est le commissaire Alessandra qui en aura la charge.
Ranucci est transféré dans les locaux du commissariat central de
Marseille, l’Evêché, pour y être interrogé. La tension est forte à
Marseille et la police ne peut se permettre d’échouer. Ranucci est
donc présenté aux différents témoins de l’enlèvement.
Les policiers qui pensaient tenir leur
coupable doivent revoir leur position lorsque ni Jean Rambla, ni
Eugène Spinelli n’identifient Christian Ranucci. Les deux
témoins directs de l’enlèvement ne voient pas en lui l’homme à la
Simca 1100. Jean ne reconnaît pas non plus le coupé Peugeot
304. Ranucci continue à nier, et les policiers doivent de plus
admettre que le pull-over rouge retrouvé dans la
champignonnière ne semble pas lui appartenir.
Les policiers comptent donc sur le
témoignage des Aubert pour faire avancer l’enquête. Arrivés de
Toulon, on leur présente Christian Ranucci, entouré de plusieurs
inspecteurs. Mais les Aubert ne le reconnaissent pas. Cette
fois le coup est rude pour les policiers. Si les Aubert ne
reconnaissent pas Ranucci, le dossier de l’accusation perd toute
sa substance. Un jury ne se contenterait pas de simples
présomptions contre le poids de quatre témoins qui ne
reconnaissent pas en Ranucci l’auteur de l’enlèvement.
La presse annonce déjà la nouvelle,
sans savoir qu’un coup de théâtre s’opère à l’Evêché. Une heure
après cette première tentative d’identification, le commissaire
Alessandra décide de présenter Ranucci aux Aubert, mais sans le
formalisme habituel. Que s’est-il passé durant cette heure ?
Personne ne le sait. Le suspect n’est pas présenté entouré de
plusieurs personnes, comme la règle l’impose, il est mis face à
face avec les témoins. Et cette fois, Ô miracle, les Aubert
identifient Ranucci. De plus, Alain Aubert déclare avoir vu
Ranucci sortir un enfant de la voiture et le traîner par le bras
dans les fourrés. Ce qui était le 4 juin un « paquet assez
volumineux » est aujourd’hui un enfant en short blanc. Madame
Aubert quant à elle déclare avoir entendu l’enfant dire « Qu’est-ce
qu’on fait ? » d’une voix fluette. L’enfant ne semblait pas
apeuré.
Ce témoignage est surprenant à
plusieurs égards. On peut d’abord en critiquer la forme. Un
suspect n’a pas à être présenté en tête-à-tête à des témoins.
Comment imaginer une telle confrontation quand l’identification a
échoué une heure avant ? Quant au fond du témoignage, il présente
un certain nombre d’incohérences pour le moins dérangeantes. Alain
Aubert déclare avoir vu Ranucci tirer l’enfant hors de la voiture.
Cette opération supposerait qu’il soit sorti par la portière
conducteur et ait fait le tour de la voiture. Rappelons qu’un
coupé Peugeot n’a que deux portes. Or, suite à l’accident, la
portière gauche de la Peugeot a été bloquée. Cet élément a été
confirmé par les services techniques de la police qui ont procédé
à l’examen du véhicule.
Comment Ranucci a-t-il donc réussi
à tirer l’enfant hors de la voiture si la seule portière qui
s’ouvre est celle du passager ?
Par ailleurs, les détails donnés par
Mme Aubert sont très surprenants. L’enfant qu’ils auraient aperçue
parlait d’une voix fluette et ne semblait pas avoir peur. En
admettant que malgré le bruit du moteur Mme Aubert ait réussi à
entendre distinctement une voix d’enfant, au point de pouvoir
rapporter ses propos et d’en décrire l’intonation, il nous paraît
étrange qu’une enfant installée dans un véhicule qui vient de
subir un choc latéral violent et a effectué un tête à queue puisse
parler d’une voix calme et sans peur, surtout si une personne
qu’elle ne connaît pas la tire par le bras pour lui faire gravir
un talus.
Nous nous bornerons à constater que
par cette phrase, les Aubert évitent parfaitement les éléments
constitutifs de la non-assistance à personne en danger. Comment
auraient-ils pu justifier de n’être pas intervenus si la fillette
qu’ils ont aperçue semblait opposer une quelconque résistance ?
Mais très vite, cette nouvelle est
étouffée par une autre : Ranucci vient de passer aux aveux.
Après environ vingt heures de garde à
vue, vingt heures d’interrogatoire et de confrontations, le tout
sans la présence de son avocat, Ranucci décide de « soulager sa
conscience ». Le système judiciaire français place l’aveu au
centre même de sa démarche. Il est autant un élément à charge
qu’un acte expiatoire. Ranucci décrit donc aux policiers
l’enlèvement de Marie-Dolorès, sans pouvoir expliquer la raison de
son acte. Il dessine un plan du lieu de l’enlèvement et indique
aux policiers l’emplacement de l’arme du crime.
Examinons chacun de ces éléments :
- Les aveux : Ranucci a raconté
aux enquêteurs sa version des faits. Cependant, ce qui rend des
aveux véridiques, c’est la présence d’éléments connus uniquement
du suspect, de détails que la police ignore. Or, dans les aveux de
Ranucci, on retrouve mis bout à bout l’ensemble des éléments
recueillis jusqu’à ce moment par les policiers.
- Le plan : A l’instar de
l’inspecteur Mathieu
Fratacci, les enquêteurs considèrent le
plan des lieux de l’enlèvement réalisé par Ranucci comme une
preuve flagrante de sa culpabilité. Dans son ouvrage sur l’Affaire
Ranucci, l’inspecteur Mathieu Fratacci explique que ce plan est
une des principales pièces à charge. Mais ce plan est loin
d’apporter des réponses, bien au contraire. On y voit un immeuble
bordé d’une rue, avec un parterre de gazon. Description bien
banale qui ne peut être satisfaisante d’autant plus que le lieu de
l’enlèvement est facilement reconnaissable par la présence d’un
gigantesque arbre que Ranucci n’a pas représenté.
- Le couteau : Ranucci a
indiqué aux enquêteurs l’endroit où il a dissimulé l’arme du
crime. Il l’a enfoncée dans un tas de fumier à l’entrée de la
champignonnière. C’est sur ses indications qu’un couteau à cran
d’arrêt taché de sang a été retrouvé. Pour les recherches, le
capitaine Gras se munit d’un détecteur de métaux en parfait état
de marche. Equipé d’un tel outil et des indications fournies par
Ranucci, la recherche de l’objet aurait dû être courte. Il ne
faudra au capitaine Gras pas moins d’une heure et cinquante-cinq
minutes pour trouver le couteau avec un détecteur de métaux et un
plan lui indiquant l'emplacement dudit couteau. M.
Guazzone, le contremaître de la champignonnière qui a assisté à la
scène, a raconté que le capitaine Gras, en liaison constante avec
Marseille, n’a cessé de demander à quel endroit il devait le
chercher.
Ce qui encore plus surprenant, c’est
la présence dans le dossier d’un procès verbal de saisie n° 610
d’un couteau à cran d’arrêt à manche nacre, saisi par la
gendarmerie de Gréasque le 5 juin. Ce couteau est remis le 6 juin
à 17h30 à l’inspecteur Porte de la sûreté marseillaise à fins de
transmission au greffe du tribunal de Marseille. Le couteau sera
retrouvé dans la champignonnière à 19h25.
Face à cette incohérence flagrante,
les policiers soutiennent que la date du 5 juin sur le PV
correspond à la date de découverte du corps, date à laquelle
l’enquête a été ouverte. Mais même en considérant que la date sur
le PV n° 610 ne correspond pas à la saisie mais bien à la date de
découverte du corps (ce qui serait surprenant, car ledit PV ne
comporterait alors aucune mention de la date de saisie effective),
comment Jules Porte peut-il accuser réception et avoir entre les
mains à fins de transmission au greffe un couteau taché de sang à
17h30 ?
De plus, ce couteau a été remis à la
sûreté marseillaise par la gendarmerie de Gréasque. Or les
recherches dans la champignonnière n'ont pas été effectuées par
cette compagnie, mais par celle d'Aubagne. Et si le PV n°610 ne
mentionne pas le lieu de saisie, il indique par qui la saisie a
été faite.
Enfin, le procès verbal de saisie dressé à 20h le 6 juin suite à
la découverte de l'arme dans la champignonnière indique une remise
effective au commissaire Alessandra, et non à l'inspecteur Porte,
le 7 juin. On dispose donc d’un couteau saisi la veille de sa
découverte ! Inutile de préciser qu’une des principales pièces
de l’accusation est ici remise en cause.
***
A ce stade de l’enquête, un certain
nombre d’irrégularités de procédure, de manœuvres ont déjà été
commises par les services de police. A leur décharge, le temps
joue contre eux, et l’on sait que les premières quarante-huit
heures sont les plus importantes pour mener une enquête. On
pourrait donc assimiler les graves manquements précités à des
erreurs dues à l’empressement. Pour autant, peut-on tout se
permettre ? Est-ce que les services de police ne sont pas
précisément ceux qui doivent respecter le plus scrupuleusement les
règles fixées par les codes ? Car ces règles ont été édictées tant
dans l’intérêt de la personne mise en cause que dans l’intérêt de
la société.
Et le plus choquant est que le
problème qui s’est posé avec le PV de saisie de l’arme du crime se
retrouve dans la saisie de deux autres pièces à conviction de
l’accusation.
- La voiture de Ranucci a été
saisie à Nice le 5 juin, jour de son arrestation, pour les besoins
de l’enquête à Marseille. Puis elle a été rendue à sa mère qui est
rentrée avec à Nice. Le 10 juin, deux inspecteurs sonnent chez
Madame Mathon, lui expliquant qu’ils doivent prendre la voiture
pour la conduire à Marseille. Madame Mathon les accompagne donc au
garage. Et là, surprise ! Le garage est vide. Les policiers
s’excusent du dérangement et repartent les mains vides. Or, le PV
qui sortira de cet évènement indique que les policiers ont bien
saisi la voiture avec le consentement de Madame Mathon, et que le
transport s’est effectué sans incident. On pourrait donc penser
que Madame Mathon ment, et que les policiers ont bien pris la
voiture ce 10 juin. Or, ce même 10 juin, le sous-brigadier Ott de
la sûreté de Marseille remet à son supérieur un rapport où il
déclare que conformément aux instructions, il s’est rendu le 9
juin à la sûreté de Nice où il a pris possession du véhicule
Peugeot 304 et l’a conduit à Marseille. Le 9 juin, un
inspecteur de Marseille a donc saisi à Nice une voiture que le
lendemain deux inspecteurs niçois viennent chercher au domicile de
Ranucci ! Force est de constater qu’entre les policiers du 9
juin et du 10 juin, il en est un qui a menti. Et si la police se
permet des manœuvres frauduleuses pour obtenir des pièces à
conviction, comme saisir en toute illégalité une voiture,
c’est la
crédibilité de l’enquête et la notion même de Justice qui sont
remises en cause.
- Mais cet évènement peut être
expliqué par la saisie d’une autre pièce à conviction. Lors de la
fouille du coupé Peugeot 304, les policiers disent avoir saisi
un pantalon de couleur bleue taché de sang au niveau de la
poche. Précisons qu’il s’agit de deux petites taches. Ce sang est
du groupe A, groupe sanguin de Marie-Dolorès et de Christian. Les
policiers sont persuadés qu’il s’agit du pantalon que portait
Christian lorsqu’il a tué Marie-Dolorès. En dehors du fait qu’il
parait invraisemblable que Christian n’ait pas cherché à se
débarrasser d’un objet aussi gênant entre le jour de son accident
avec M. Martinez et le jour de son arrestation, une première
incohérence peut être relevée. La manière dont la petite fille a
été tuée implique une proximité entre le meurtrier et sa victime.
Tout au plus pouvait-il la tenir à bout de bras. Le rapport
d’autopsie a précisé que le coup ayant entraîné la mort était le
sectionnement de la carotide. Cependant, la pression sanguine au
niveau de la carotide est telle qu’en cas de sectionnement, le
meurtrier ne peut avoir que deux petites taches de sang au niveau
de la poche.
Madame Mathon a toujours déclaré que
Christian ne portait pas ce pantalon le jour du meurtre, que ce
pantalon ne lui servait plus qu’à bricoler et restait donc dans la
garage comme une sorte de bleu de travail et que ces taches
provenaient d’une vieille blessure de son fils s’était faite en
mobylette. Le pantalon était donc dans ce même garage où était
garé le véhicule Peugeot 304 saisi frauduleusement par les
services de police. Pourtant on se heurte à une évidence. Le
PV de fouille de la voiture est antérieur aux incidents de saisie
de la voiture. Si la mention du pantalon apparaît sur ce PV, c’est
donc qu’il était bien dans le coffre de la voiture… à moins que
ladite mention ait été rajouté sur le PV. La thèse peut paraître
folle, sauf si elle est confirmée par trois experts en
dactylographie, dont deux experts près la Cour de cassation. Ces
trois experts sont arrivés à la conclusion que la mention « un
pantalon d’homme de couleur sombre » sur le PV des objets saisis
dans le coffre de la voiture avait été rajoutée postérieurement à
son écriture, à une date qui ne pouvait être déterminée. Le
lecteur sera seul juge des méthodes qui ont été employées par la
police…
On constate
donc que l’enquête qui a permis d’accumuler les éléments à charge
contre Ranucci est entachée d’un grand nombres d’irrégularités et
que les services de police ont, devant les faits tendant à faire
douter de la culpabilité de Ranucci et au lieu d’explorer d’autres
pistes, préféré se faire leurs propres preuves.
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